Leçons du mouvement des
« gilets jaunes »
Alain Badiou
Que faut-il penser, ce qui s’appelle
penser, et non courir en aboyant, de la contradiction, violente, durable, entre
le mouvement des gilets jaunes et les autorités de l’Etat, conduites par le petit
président Macron ?
J’ai dit fermement, dès le tour
final des élections présidentielles, que je ne me rallierai jamais ni bien
entendu à Marine Le Pen, capitaine de l’extrême-droite parlementaire, ni à
Macron, qui montait ce que j’ai appelé « un coup d’Etat
démocratique », au service pseudo-réformateur du grand capital.
Aujourd’hui, je ne change évidemment
rien à mon jugement sur Macron. Je le méprise sans aucune retenue. Mais que
dire du mouvement des gilets jaunes ? Je dois avouer qu’en tout cas, dans
ses débuts, l’année dernière, je n’y ai rien trouvé, que ce soit dans sa
composition, ses affirmations ou ses pratiques, qui soit à mes yeux politiquement novateur, ou
progressiste.
Que les raisons de cette révolte
soient nombreuses, et qu’à ce titre on puisse considérer le mouvement comme
légitime, je l’accorde sans hésiter. Je connais la désertification des zones
rurales, le triste silence des rues abandonnées dans les villes petites, et
même moyennes ; l’éloignement continu, pour des masses de gens, des
services publics, du reste peu à peu privatisés : dispensaires, hôpitaux,
écoles, bureaux de poste, gares de la SNCF, téléphone. Je sais qu’une
paupérisation, d’abord rampante, puis accélérée, affecte des populations qui,
il y a quarante ans encore, bénéficiaient d’un pouvoir d’achat en progression
quasi continue. Il est certain que les formes nouvelles de la fiscalité, son
aggravation, peuvent apparaître comme une des causes de cette paupérisation. Je
n’ignore nullement que la vie matérielle de familles entières devient un
casse-tête, notamment pour de nombreuses femmes, du reste très actives dans le
mouvement des gilets jaunes
En résumé : il y a en France un
très fort mécontentement de ce qu’on peut nommer la partie laborieuse,
majoritairement provinciale, et aux revenus modérés, de la classe moyenne. Le
mouvement des gilets jaunes est une représentation significative, en forme de
révolte active et virulente, de ce mécontentement.
Les
raisons historico-économiques de cette levée sont, pour qui veut bien les
entendre, parfaitement claires. Elles expliquent du reste pourquoi les gilets
jaunes renvoient le début de leurs malheurs à il y a quarante ans : en
gros, les années quatre-vingt, début d’une longue contre-révolution
capitalo-oligarchique, appelée à tort « néo-libérale » alors qu’elle
était libérale tout court. Ce qui veut dire : retour à la sauvagerie du
capitalisme du XIXe siècle. Cette contre-révolution venait en réaction aux dix
« années rouges » -- grosso modo de 1965 à 1975 --, dont l’épicentre
français fut Mai 68 et l’épicentre mondial la Révolution Culturelle en Chine.
Mais elle fut considérablement accélérée par l’effondrement de l’entreprise
planétaire du communisme, en URSS, puis en Chine : plus rien, à échelle
mondiale, ne s’opposait à ce que le capitalisme et ses profiteurs,
singulièrement l’oligarchie trans-nationale des milliardaires, exercent un
pouvoir sans limites.
Bien entendu, la bourgeoisie
française a suivi le mouvement contre-révolutionnaire. Elle en a même été une
capitale intellectuelle et idéologique, avec les agissements des
« nouveaux philosophes », qui ont veillé à ce que l’Idée communiste
soit partout pourchassée, non seulement comme fausse, mais comme criminelle. De
nombreux intellectuels, renégats de Mai 68 et du maoïsme, ont été de
consciencieux chiens de garde, sous des vocables fétiches et inoffensifs, comme
« liberté », « démocratie », ou « notre
république », de la contre-révolution bourgeoise et libérale.
Cependant, la situation de la
France, peu à peu, des années quatre-vingt à aujourd’hui, s’est dégradée. Ce
pays n’est plus ce qu’il a été pendant les « trente glorieuses » de
la reconstruction d’après-guerre. La France n’est plus une puissance mondiale
forte, un impérialisme conquérant. On la compare couramment, aujourd’hui, à
l’Italie, voire à la Grèce. La concurrence la fait reculer partout, sa rente
coloniale est au bout du rouleau et demande, pour être maintenue,
d’innombrables opérations militaires en Afrique, coûteuses et incertaines. En
outre, comme le prix de la force de travail ouvrière est bien plus bas ailleurs
qu’en France, par exemple en Asie, les grandes usines sont toutes peu à peu
délocalisées vers l’étranger. Cette désindustrialisation massive entraîne une
sorte de ruine sociale qui s’étend de régions entières, comme la Lorraine et sa
sidérurgie ou le Nord des usines textiles et des mines de charbon, jusqu’à la
banlieue parisienne, du coup livrée à la spéculation immobilière sur les
innombrables friches laissées par des industries en perdition.
La conséquence de tout cela est que
la bourgeoisie française -- son oligarchie dominante, les actionnaires du CAC
40 -- ne peut plus entretenir à son
service, sur le même pied qu’avant, notamment avant la crise de 2008, une
classe moyenne politiquement servile. Cette classe moyenne a été en effet le
support historique à peu près constant de la prééminence électorale des
diverses droites, prééminence dirigée
contre les ouvriers organisés des grandes concentrations industrielles,
lesquels étaient tentés par le communisme entre les années vingt, et,
justement, les années 1980-1990. D’où la levée actuelle d’une part importante,
et populaire, de cette classe moyenne, qui a le sentiment d’être abandonnée,
contre Macron, qui est l’agent de la « modernisation » capitaliste
locale, ce qui veut dire : serrer partout la vis, économiser, austériser,
privatiser, sans les égards, qui existaient encore il y a trente ans, pour le
confort des classes moyennes, en échange de leur consentement au système
dominant.
Les gilets jaunes, arguant de leur
bien réelle paupérisation, veulent qu’on leur paie de nouveau ce consentement
au prix fort. Mais c’est absurde, puisque précisément le macronisme est le
résultat du fait que l’oligarchie, premièrement a moins besoin du soutien des
classes moyennes, dont le financement était coûteux, depuis que le danger
communiste a disparu ; et deuxièmement n’a plus les moyens de se payer une
domesticité électorale de la même envergure qu’autrefois. Et que donc, il faut
aller, sous couvert de « réformes indispensables » vers une politique
autoritaire : une nouvelle forme du pouvoir d’Etat servira de support à
une « austérité » juteuse, étendue du peuple des chômeurs et des
ouvriers jusqu’aux couches inférieures de la classe moyenne. Et ce pour le
profit des vrais maîtres de ce monde, à savoir les actionnaires principaux des
grands groupes de l’industrie, du commerce, des matières premières, des
transports et de la communication.
Dans le Manifeste du Parti
communiste, écrit en 1848, Marx examinait déjà ce type de conjoncture, et
parlait, au fond, avec précision, de ce que sont aujourd’hui nos gilets jaunes.
Il écrivait ceci : La classe
moyenne, les petits fabricants, les détaillants, les artisans, les paysans
combattent la Bourgeoisie, parce qu’elle compromet leur existence en tant que
classe moyenne. Ils ne sont donc pas révolutionnaires, mais
conservateurs ; qui plus est, ils sont réactionnaires ; ils
demandent que l’histoire fasse machine arrière.
Ils le demandent aujourd’hui
d’autant plus âprement que la bourgeoisie française n’est plus en état, vu le
tour pris par le capitalisme mondialisé, de soutenir et encore moins
d’augmenter leur pouvoir d’achat. Les gilets jaunes « combattent la
Bourgeoisie », comme le dit Marx, c’est vrai. Mais ils le font pour restaurer
un ordre ancien et périmé, et non pour inventer un nouvel ordre social et
politique, dont les noms ont été, depuis le XIXe siècle,
« socialisme », ou, surtout, « communisme ». Car pendant
presque deux siècles, tout ce qui n’était pas peu ou prou défini selon une
orientation révolutionnaire était très justement considéré comme relavant de la
réaction capitaliste. Il n’y avait, en politique, que deux grandes voies. Nous
devons absolument revenir vers cette conviction : deux voies, en
politique, deux seulement, et jamais une poussière « démocratique »
de pseudo tendances, sous la houlette d’une oligarchie qui se déclare
« libérale ».
Ces considérations générales nous
permettent de revenir aux caractéristiques concrètes du mouvement des gilets
jaunes. Ses caractéristiques en quelque sorte spontanées, celles qui ne
sont pas dues à des interventions extérieures au courant principal de la levée,
sont en réalité « réactionnaires », comme le dit Marx, mais en un
sens plus moderne : on pourrait appeler la subjectivité de ce mouvement un
individualisme populaire, rassemblant des colères personnelles liées aux formes
neuves de la servitude aujourd’hui imposée à tous par la dictature du Capital.
C’est la raison pour laquelle il est
faux de dire, comme le font certains, que le mouvement des gilets jaunes est
intrinsèquement fasciste. Non. Le fascisme organise de façon le plus souvent
très disciplinée, voire militarisée, des motifs identitaires, nationaux ou
racialistes. Il y a dans la présente levée inorganisée – comme l’est toujours
la classe moyenne urbaine -- et de ce fait même individualiste, des gens de
toutes sortes, de tous métiers, qui se pensent souvent, et sincèrement, comme
démocrates, qui en appellent aux lois de la République – ce qui, aujourd’hui en
France, ne mange pas de pain. A vrai dire, chez la grande majorité d’entre eux,
les convictions proprement politiques sont flottantes. Mais à considérer le
mouvement -- encore une fois tel qu’il se donne dans sa « pureté »
initiale – à partir de ses rares aspects collectifs, mots d’ordre, énoncés
répétés, je n’y vois rien qui me parle, m’intéresse, me mobilise. Leurs
proclamations, leur désorganisation périlleuse, leurs formes d’action, leur
absence assumée de pensée générale et de vision stratégique, tout cela proscrit
l’inventivité politique. Je ne suis certes pas conquis par leur hostilité à
toute direction incarnée, leur crainte obsessionnelle de la centralisation, du
collectif unifié, crainte qui confond, comme le font tous les réactionnaires
contemporains, démocratie et individualisme. Rien de tout cela n’est de nature
à opposer au très odieux et misérable Macron une force progressiste, novatrice
et victorieuse au long cours.
Je sais que les adversaires de
droite du mouvement, notamment chez les intellectuels renégats, les
ex-révolutionnaires devenus les chantres du pouvoir policier dès lors que
l’oligarchie et l’Etat leur assurent des tribunes pour leur bavardage libéral –
accusent le soulèvement « gilets jaunes » d’antisémitisme ou
d’homophobie, ou encore de « danger pour notre République ». Je sais
aussi que s’il existe des traces de tout cela, elles sont le résultat, non
d’une conviction partagée, mais d’une présence, d’une infiltration active, de
l’extrême-droite dans un mouvement désorganisé au point qu’il est vulnérable à
toutes les manipulations imaginables. Mais enfin, ne nous voilons pas la
face : Divers indices, notamment des traces évidentes de nationalisme à
courte vue, d’hostilité latente aux intellectuels, de
« démocratisme » démagogique dans le style crypto-fasciste de
« le peuple contre les élites », et de confusion dans les discours,
doivent inciter quiconque à être prudent dans toute appréciation trop globale
de ce qui se passe aujourd’hui. Acceptons de voir que les ragots des « réseaux
sociaux » tenant lieu, pour la majorité des gilets jaunes, d’information
objective, la conséquence en est que circulent partout dans le mouvement des
pulsions complotistes aberrantes.
Un proverbe d’autrefois dit que
« tout ce qui bouge n’est pas rouge ». Et pour le moment, du
« rouge », dans le mouvement des gilets, qui certes
« bouge », il n’est pas question : je ne vois, outre le jaune, que du
tricolore, toujours un peu suspect à mes yeux.
Bien sûr, les ultragauches, les
anti-fafs, les dormeurs éveillés de nuit-debout, ceux qui sont toujours à
l’affût d’un « mouvement » à se mettre sous la dent, les vantards de
« l’insurrection qui vient », célèbrent les proclamations
démocratiques (en fait, individualistes et à courte vue), introduisent le culte
des assemblées décentralisées, s’imaginent refaire bientôt la prise de la
Bastille. Mais ce sympathique carnaval ne peut m’impressionner : il a
conduit partout, depuis dix ans et plus, à de terribles défaites, payées très
chères par les peuples. En effet, les « mouvements » de la dernière
séquence historique, de l’Egypte et du « printemps arabe » à Occupy
Wall Street, de ce dernier à la Turquie des grandes places, de cette Turquie à
la Grèce des émeutes, de la Grèce aux indignés de tous bords, des indignés à
Nuit Debout, de Nuit Debout aux Gilets Jaunes, et bien d’autres encore,
semblent très ignorants des lois réelles et implacables qui gouvernent
aujourd’hui le monde. Passés les grisants mouvements et rassemblements, les
occupations de toutes sortes, ils s’étonnent que la partie soit si dure, et que
toujours on échoue, voire même qu’on a, chemin faisant, consolidé l’adversaire.
Mais la vérité est qu’ils n’ont même pas constitué le début d’un antagonisme
réel, d’une autre voie, à portée universelle, au regard du capitalisme
contemporain.
Rien n’est plus important, dans le
moment actuel, que d’avoir présentes à l’esprit les leçons de cette séquence
des « mouvements », gilets jaunes compris. On peut les résumer en une
seule maxime : un mouvement dont
l’unité est strictement négative, ou bien échouera, donnant le plus souvent une
situation pire que celle qui sévissait à son origine, ou bien devra se diviser
en deux, à partir du surgissement créateur, en son sein, d’une proposition
politique affirmative qui soit réellement antagonique à l’ordre dominant,
proposition soutenue par une organisation disciplinée.
Tous les mouvements des dernières
années, quelle que soit leur localisation et leur durée, ont suivi une
trajectoire pratiquement similaire et en vérité catastrophique :
-- unité initiale constituée
strictement contre le gouvernement en place. C’est le moment qu’on peut dire
« dégagiste », de « Moubarak dégage » à « Faire la
fête à Macron »
-- unité maintenue par un mot
d’ordre complémentaire lui-même exclusivement négatif, après un temps de
bagarres anarchiques, quand la durée commence à peser sur l’action de masse,
mot d’ordre du genre « à bas la répression », « à bas les
violences policières ». Le « mouvement », alors, faute de
contenu politique réel, ne se réclame plus que de ses blessures ;
-- unité défaite par la procédure
électorale, quand une partie du mouvement décide d’y participer, une autre non,
sans qu’aucun contenu politique véritable ne soutienne ni la réponse positive,
ni la négative. Au moment où j’écris ces lignes, la prévision électorale ramène
Macron à ses scores antérieurs au mouvement des gilets, le total de la droite
et de l’extrême droite à plus de 60%, et le seul espoir de la gauche défunte,
la France Insoumise, à 7%.
-- D’où : venue au pouvoir, par
les élections, de pire qu’avant. Soit que la coalition déjà en place les
remporte, et ce de façon écrasante (ce fut le cas en Mai 68 en France) ;
ou qu’une formule « nouvelle »
en fait étrangère au mouvement et fort peu agréable soit victorieuse (en
Egypte, les frères musulmans, puis l’armée avec Al Sissi ; Erdogan en
Turquie) ; ou que les gauchistes en parole soient élus mais capitulent
aussitôt sur le contenu (Syriza en Grèce) ; ou que l’extrême droite soit à
elle seule victorieuse (le cas de Trump aux USA) ; ou qu’un groupe issu du
mouvement s’acoquine avec l’extrême droite pour s’installer dans le fromage
gouvernemental (le cas italien, avec
l’alliance du mouvement cinq étoiles et des fascistoïdes de la ligue du nord).
Remarquons que ce dernier cas a ses chances en France, si parvient à
fonctionner une alliance d’une organisation prétendument venue des
« gilets jaunes » et de la secte électorale de Marine Le Pen.
Tout cela parce qu’une unité
négative est hors d’état de proposer une politique, et sera donc en définitive
écrasée dans le combat qu’elle engage. Mais pour proposer un au-delà de la
négation, encore faut-il identifier l’ennemi, et savoir ce que signifie de
faire réellement autre chose que lui, absolument autre chose. Ce qui implique a
minima une connaissance effective du capitalisme contemporain à échelle
mondiale, de la place décadente qu’y occupe la France, des solutions de type
communiste concernant la propriété, la famille (l’héritage) et l’Etat, des
mesures immédiates mettant en route ces solutions, comme aussi un accord, venu
d’un bilan historique, des formes d’organisation appropriées à ces impératifs.
Pour assumer tout cela, seul une
organisation ressuscitée sur des bases nouvelles peut rallier, en quelque sorte
au futur, une partie des classes moyennes en déroute. Il est alors possible,
comme l’écrit Marx, que [la classe moyenne] agisse
révolutionnairement, par crainte de tomber dans le Prolétariat : ils
défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; ils
abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat.
Il y a là une indication précieuse,
qui autorise une conclusion partiellement positive, mais sur un point
essentiel : il existe sans doute une gauche potentielle du mouvement des
gilets jaunes, une très intéressante minorité : celle que constituent ceux
des activistes du mouvement qui, en fait, découvrent qu’il faut penser leur
cause au futur et non au présent, et inventer, au nom de ce futur, leur
ralliement à autre chose que leurs revendications statiques sur le pouvoir
d’achat, les taxes, ou la réforme de la constitution parlementaire.
On pourrait dire alors que cette
minorité peut constituer une part du peuple réel, soit le peuple au sens où il
porte une conviction politique stable, incarnant une voie réellement
antagonique à la contre-révolution libérale.
Bien sûr, sans incorporation massive
des nouveaux prolétaires, les gilets jaunes ne peuvent représenter, tels quels,
« le peuple ». Ce serait le réduire, ce peuple, à la nostalgie de la
partie la plus démunie de la classe moyenne pour son statut social en
perdition. Pour être, aujourd’hui, en politique, « le peuple », il
faut que la foule mobilisée comporte un contingent fort et central du
prolétariat nomade de nos banlieues, prolétariat venu d’Afrique, d’Asie,
d’Europe de l’Est, d’Amérique latine; il faut qu’elle affiche des signes clairs
de rupture avec l’ordre dominant. D’abord dans les signes visibles, comme le
drapeau rouge à la place du tricolore. Ensuite dans ce qui est dit, comme des
tracts et des banderoles porteurs de directives et d’affirmations antagoniques
à cet ordre. Ensuite encore, dans les exigences minimales qu’il faut clamer,
par exemple l’arrêt total des privatisations et l’annulation de toutes celles
qui ont eu lieu depuis le milieu des années quatre-vingt. Il faut avoir comme
idée maîtresse le contrôle collectif sur tous les moyens de production, tout
l’appareil bancaire, et tous les services publics (santé, éducation,
transports, communication). Bref, le peuple politique ne peut se contenter,
pour exister, de rassembler quelques milliers de mécontents, fussent-ils, ce
que je crois, cent mille, et de réclamer d’un Etat -- déclaré par ailleurs, à
juste titre, détestable -- qu’il veuille bien vous « considérer »,
organiser pour vous des référendums (lesquels, par exemple ?), entretenir
quelques services de proximité et remonter un peu votre pouvoir d’achat en
diminuant vos impôts.
Mais passées les exagérations, les
rodomontades, le mouvement des gilets jaunes peut être très utile dans
l’avenir, comme le dit Marx : du point de vue de son futur. Si en effet
nous nous tournons vers cette minorité d’activistes du mouvement des gilets
jaunes qui, à force de se réunir, d’agir, de parler, ont compris en quelque
sorte de façon intuitive qu’il leur fallait acquérir une vision d’ensemble, à
échelle mondiale comme française, de ce qui est la source véritable de leur
malheur, à savoir la contre-révolution libérale ; et qui par conséquent
sont prêts à participer aux étapes successives de la construction d’une force
de type nouveau ; alors, ces gilets jaunes, pensant à partir de leur
futur ; contribueront sans aucun doute à l’existence, ici, d’un peuple
politique. C’est pourquoi nous devons leur parler, et s’ils y consentent,
organiser avec eux des réunions où se constitueront les premiers principes de
ce qu’on peut appeler, ce qu’on doit appeler pour être clair, même si le mot
est devenu, ces trente dernières années, à la fois maudit et obscur, un
communisme, oui, un communisme nouveau. Comme l’expérience l’a montré, le rejet
de ce mot a aussi bien donné le signal d’une régression politique sans
précédent, celle-là même contre se lèvent, sans trop le savoir, tous les
« « mouvements » de la dernière période, y compris ce qu’il y a
de meilleur dans les « gilets jaunes » : les militants qui
espèrent un nouveau monde.
Pour commencer, ces nouveaux
militants soutiendront ce que je crois être indispensable : créer, partout
où on le peut, des grandes banlieues aux petites villes désertées, des écoles
où les lois du Capital et ce que veut dire les combattre au nom d’une
orientation politique totalement différente, soient enseignées et discutées de
façon claire. Si au-delà de l’épisode « gilets jaunes contre Macron
blanc », mais porté par ce que cet épisode avait au futur de meilleur, un
tel réseau d’écoles politiques rouges pouvait voir le jour, le mouvement, par
son indirecte puissance d’éveil, s’avèrerait avoir eu une véritable importance.
Alain Badiou
Mars 2019